С. И. Мещерской - Письма (1850-1854) - Мемуары и переписка- Тургенев Иван Сергеевич

8 (20) ноября 1852. Спасское

Spasskoie,

ce 8 novembre 52.

Chere et bonne princesse - tiens - j'ai commence en francais - et je continuerai de mome - car apres tout il me semble que vous lisez le russe assez difficilement - j'ai recu votre lettre - a laquelle par parenthese il manque une page - votre derniere phrase n'est pas terminee. "Monsieur a eu" - et l'on ne sait pas ce qu'il a eu - j'ai donc recu votre lettre - et tout en vous remerciant il faut que je vous gronde un peu.-- Vous y parlez encore de "l'ennui que vous me causez", etc. Serait-ce de la coquetterie? C'est ainsi que je l'entends - mais comme en meme temps l'expression de vos doutes me cause de la peine, je ne vous dirai pas toutes les choses affectueuses qui me viennent a l'esprit en pensant a vous - je les reserverai pour reponse a une lettre ou vous ne parlerez plus de Mme Du Deffand ni de Walpole, ni d'autres exemples historiques, fort justes, et fort peu concluants1. Et puis, voici une regle generale que je vous recommande: il y a deux choses qu'il est au moins fort inutile d'analyser: 1®) Comment un honnete homme l'est devenu, et 2®) De quoi consiste l'affection qu'on a pour quelqu'un... Pourvu que cette affection existe, et j'espere que vous ne doutez pas de la mienne.

Quant au reproche de vous ecrire peu de lettres,-- voici ma reponse: c'est la neuvieme lettre que je vous ecris depuis mon arrivee ici - et j'en ai ecrit exactement le meme nombre a Pv^me Viardot, avec laquelle j'ai eu de tout temps une correspondance suivie.-- J'avoue que je suis paresseux - mais non pas oublieux.

Mes deux missives russes vous ont deja dit, mon opinion sur l'excursion au Caucase. Je dois vous avouer que ma sante s'est detraquee de nouveau depuis quelque temps; ma gastrite a repris de plus belle, j'ai des frissons, des palpitations de coeur, des crampes toutes les units, malgre la diete la plus severe; j'ai des maux de tete, qui reviennent tous les jours a la meme heure, etc., etc. Les pastilles de Vichy ne m'ont pas l'ait grand bien - je me suis mis a prendre des pilules que m'a prescrites le Dr Rayer de Paris. En voila assez sur ce sujet - ce n'est pas d'hier que mon estomac est delabre - je m'y suis accoutume. D'autres medecins m'ont assure, il est vrai, que c'est mon coeur qui n'est pas en ordre - et tous ont fort, mauvaise opinion de mes nerfs... Je vous avoue que leur science ne m'a jamais inspire qu'une confiance fort mediocre, et je prefere en ceci, comme en toute chose, suivre la pente de la riviere, sans meme me livrer a ces "rare and great efforts" qu'un certain crayon a soulignes dans le Scarlet Letter2.

Connaissez-vous ce crayon?

Comment avez-vous fait pour vous donner une entorse? J'espere qu'elle sera passee quand vous recevrez ma lettre. Je vois dans les journaux que le cholera est a Petersbourg - soyez prudente. Nous avons eu ici deux ou trois cas de cholera, mais personne n'est mort.

Ainsi donc la belle Mme Kalerdji est a Petersbourg. Vous vous trompez si vous croyez que j'aurais ete du nombre de ceux qui se pressent a ses pieds comme vous dites; je l'ai vue plusieurs fois a Paris, dans le temps ou par parenthese elle etait toute amoureuse "innamorata morta" du general Cavaignac; il est vrai de dire que cet amour s'evanouit avec les chances de l'election presidentielle du susdit general... Elle ne m'a jamais plu. Son esprit est tout taille de facettes comme un petit diamant, qu'on veut faire briller autant que possible - et puis elle est nonchalante, languissante, minaudiere et gatee - elle roule languissamment sa grosse tete sur ses grasses epaules, elle se meut a peine... j'aime les femmes agiles et sveltes de corps et d'esprit. Mais je concois fort bien qu'elle puisse plaire et tourner des tetes - ce que je lui souhaite de tout mon coeur.

L'hiver ne se passera certainement pas sans que j'aille passer quelques jours chez les Tutcheff3, mais je ne saurais preciser l'epoque de ma visite.

A propos, ne pourriez-vous pas demander au c-te Tolstoy... mais c'est une question bien delicate, l'adresse d'une certaine Mme Miller, nee Bachmetieff, qui habite la province de Riazan, je crois.. Il parait que Tolstoy en est tres amoureux. Je voudrais entamer une correspondance avec elle - je crois vous avoir raconte la maniere dont j'ai fait sa connaissance - a un bal masque. Si elle a autant d'esprit sur le papier que de vive voix, ses lettres doivent etre interessantes. Mais je conviens qu'il vous est impossible de demander un pareil renseignement au c-te, et je vous prie de me pardonner une aussi excentrique proposition. Cependant, j'aurais ete content de connaitre son adresse.

Jusqu'a present, je ne me suis pas ennuye un instant a la campagne; il est vrai que je travaille beaucoup. J'irai dans dix jours a Orel pour savoir ce qu'on aura repondu de Peters-bourg et je vous le dirai.

Adieu, chere et bonne princesse; soyez bien portante, heureuse et croyez a l'affection sincere que vous a vouee

votre tout devoue

i. Tourgueneff.

P. S. Pour que l'adresse soit complete, il me faudrait aussi le nom et prenom (имя и отчество) de la personne en question.

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