Полине Виардо - Письма (1850-1854) - Мемуары и переписка- Тургенев Иван Сергеевич

28, 31 августа, 2 сентября (9, 12, 14 сентября) 1850, Тургенево

Tourguenevo,

Lundi, 9 septembre/28 aout 1850.

Bonjour, chere, bonne, noble, excellente amie, bonjour, o vous qui etes ce qu'il y a de meilleur au monde! Donnez-moi vos cheres mains pour que je les embrasse. Cela me fera beaucoup de bien et me mettra en bonne humeur. La, c'est fait. J'y ai mis au moins cinq minutes. Maintenant nous allons causer.

Il faut donc que je vous dise que vous etes un ange de bonte et que vos lettres m'ont rendu le plus heureux des hommes1. Si vous saviez ce que c'est qu'une main amie qui vient vous chercher de si loin pour se poser si doucement sur vous! La reconnaissance qu'on en ressent va jusqu'a l'adoration. Que Dieu vous benisse mille fois! Je ne cesse de le prier de veiller sur votre vie - ce n'est pas en paroles que je le fais - je sens a chaque instant toute mon ame se soulever vers lui pour vous. J'ai bien besoin d'affection dans cet instant, je suis tellement isole ici. Aussi je ne saurais vous dire combien j'aime ceux que j'aime... et qui ont de l'affection pour moi.

Jeudi J'ai ete force d'interrompre cotte lettre il y a trois jours, et je m'empresse de revenir a vous, aussitot que je puis le faire. Des affaires de famille, ou plutot des embarras de famille, en ont ete la cause. Je commence a croire que tout cela tire a sa fin; aussi ne vous en parlerai-je que quand j'aurai un resultat a annoncer bon ou mauvais. Je ne partirai pas d'ici sans laisser au moins mon frere dans une situation passable. J'ai fait en meme temps un petit voyage a 30 verstes d'ici; je suis alle voir une do mes "anciennes flammes", dont c'etait la fete2. L'ancienne ilamme a diablement change et vieilli (elle s'est mariee depuis et est devenue mere de trois enfants). Son mari est monsieur fort maussade et fort tatillon. Je pardonne a mon ancienne flamme son mari, ses enfants et meme la teinte couperosee de son visage. Mais ce que je ne lui pardonne pas, c'est d'etre devenue insignifiante, endormie et plate; c'est surtout de s'etre accroche une fausse queue eu cheveux noirs, tandis que les siens sont bruns, presque blonds, et de l'avoir fait si negligemment qu'on voyait le noeud qui etait gros comme le poing, et dont les deux bouts l'un noir et l'autre blond, retombaient avec grace a droite et a gauche. Elle s'est mise a jouer du piano, mais le mai-heureux instrument etait faux a faire fremir, faux de cette faussete doucereuse qui est la pire de toutes, et elle ne s'en apercevait pas et elle jouait des pieces de musique horriblement vieillies, et elle les jouait tres mal... Helas! Trois fois helas! Mon ancienne flamme n'est pas meme de la fumee a l'heure qu'il est: un peu de cendre refroidie, voiia tout. Ce que c'est que de nous!

J'ai passe la nuit dans sa maison. Avant de me coucher j'ai relu vos lettres que je porto toujours sur moi - je vous suis bien reconnaissant de m'en ecrire de si bonnes! Si vous saviez combien c'est bon et doux, une lettre de vous! Quel esprit charmant, fin et juste, quel grand et noble coeur s'y revelent a chaque ligne! J'ai du plaisir a vous le dire, ayez-en a le lire, car c'est bien vrai ce que je vous dis la, vous pouvez m'en croire.

Pour la petite Pauline, vous savez deja que je suis decide a suivre vos ordres, et je ne pense plus qu'aux moyens do le faire vite et bien. A propos, vous vous rappelez de Mlle Bartenieff - qu'on nommait Pauline - son vrai nom est Peiagueia. Je vous ecrirai de Moscou et do Petersbourg jour par jour tout ce que je ferai pour elle. C'est un devoir que je remplis, et je le remplis avec bonheur du moment que vous vous y interessez. Si Dios quiere, elle sera bientot a Paris3.

Vous etes mon bon ange, vous. Le mot de bon ange me fait penser a la romance du "Domino noir"4, et puis je vous vois marchant sur l'herbe a Courtavenel, une guitare a la main, et montrant "la belle Ines"5, a Mlle Antonia, et ma memoire locale me retrace a l'instant meme le ciel, les arbres de la-bas, votre robe a dessins bruns, votre chapeau gris. Je crois sentir sur mon visage le souffle de la legere brise d'automne qui chuchotait dans les pommiers au-dessus de nous. Qu'est-il devenu, ce temps charmant?.. Il faut que je parle d'autre chose.

Il est fort possible que j'aurais eu de Mme Pasta l'opinion que vous me supposez, si je l'avais entendue a Petersbourg au commencement de mon education musicale, mais je n'ai pas eu ce bonheur6. Je ne l'ai vue ni entendue, mais me voila maintenant fixe sur ce que je dois penser d'elle. Vous me demandez en quoi reside le "Beau". Si, en depit des ravages du temps qui detruisent la forme sous laquelle il se manifeste, il est toujours la... c'est que le Beau est la seule chose qui soit immortelle, et qu'aussi longtemps qu'il reste un vestige de sa manifestation materielle, son immortalite subsiste. Le Beau est repandu partout, il s'etend meme jusque sur la mort. Mais il ne rayonne nulle part avec autant d'intensite que dans l'ame, dans l'individualite humaine; c'est la qu'il parle le plus a l'intelligence, et c'est pour cela que, pour ma part, je prefererai toujours une grande puissance musicale servie par une voix defectueuse, a une voix belle et bete, une voix dont la beaute n'est que materielle7. Avec quello impatience n'attends-je pas votre opinion sur le 2-d acte de "Sapho"! Si Gounod n'est pas une grande puissance musicale, s'il n'a pas du genie, je renonce a toute espece de jugement sur les hommes et les talents8. Je ne puis m'empecher de vous porter envie; pensez a moi quand cette belle musique vous remuera l'ame, pensez a moi si vous le pourrez. La musique de Gounod me fait penser que "La Juive", surtout la musique echue en partage a Rachel, est, je ne dirai pas peu de chose, mais a cote du vrai et de la vraie beaute9. Vous avez eu un grand succes, et cependant je suis bien sur que cette declamation lourde et forcee a du vous laisser une grande fatigue et un grand vide dans l'ame. On a beau parler de science, de coloris national, etc., le souffle divin n'est pas la. Ce n'est pas immortel, comme toute beaute veritable doit l'etre, oh non! "Le Vallon" est immortel10.

Vous souvenez-vous d'une petite fille de cinq ans, fort extraordinaire, dont je vous ai parle dans une de mes lettres? Je l'ai revue et je continue a trouver cet enfant un petit etre bien singulier. Imaginez-vous la plus jolie petite figure qu'il soit possible de voir; des traits d'une finesse inouie, un sourire charmant et des yeux comme je n'en ai jamais vu, des yeux de femme tantot doux et caressants, tantot percants et observateurs, une physionomie qui change d'expression a chaque instant, et dont chaque expression est etonnante de verite et d'originalite. Elle a un bon sens, une justesse de sensations et de sentiments merveilleuse; elle reflechit beaucoup et no ruse jamais, c'est surprenant de voir avec quelle rectitude d'instinct son petit cerveau marche a la verite. Elle juge parfaitement tout ce que l'entoure, a commencer par ma mere, et avec tout cela, c'est un enfant, un veritable enfant. Il y a des moments ou son regard prend une teinte reveuse et triste qui vous serre l'ame. Mais en general elle est fort gaie et fort calme. Elle m'aime beaucoup et me regarde quelquefois avec des yeux tellement doux et tendres que j'en suis tout emu. Elle se nomme Anne et est la fille naturelle de mon oncle, du frere de mon pere et d'une paysanne11. Ma mere l'a recueillie chez elle et la traite en poupee. Je me suis bien promis de me charger avec le temps de son education. Je vais avoir toute une famille sur les bras! Elle a des airs de tete et des mouvements de sourcils quand on lui dit quelque chose qui la frappe, qui font mon admiration. Elle a l'air de soumettre ce qu'elle entend a son petit raisonnement, et puis elle vous fait des reparties etonnantes. Je vais vous conter un de ses traits . C'etait encore a Moscou. Elle etait restee pres d'une heure dans ma chambre, ma mere l'en punit sans songer que c'etait moi qui l'avais emmenee, et tout en lui defendant de me dire pourquoi on l'avait punie. J'entre dans le cabinet de ma mere, je vois la petite dans un coin, fort triste et silencieuse; j'en demande la raison; ma mere me conte une histoire do desobeissance, de caprice; j'y crois, je m'approche d'elle et lui adresse un petit mot de reproche. Elle detourne la tete sans mot dire. Je sors et ne rentre que fort tard. Le lendemain de tres bonne heure, la petite entre dans ma chambre, s'assied tranquillement sur ma chaise, me regarde quelque temps en silence et m'adresse cette question a brule-pourpoint:

-- Vous avez cru hier a ce qu'a dit maman de moi?

-- Oui.

-- En bien, vous avez eu tort, voici pourquoi j'ai ete punie... J'avais promis de ne pas vous le dire, et je ne vous l'aurais pas dit, si vous n'aviez pas cru maman.

-- As-tu pleure pendant la punition?

Elle releva la tete d'un petit air fier et me dit en clignant des yeux: "Oh! non". Puis elle ajouta apres un moment de silence ou de reflexion, car chez elle c'est tout un: - Mais j'ai pleure quand vous vous etes approche de moi dans le cabinet.

-- Ah! c'est donc pour cela que tu as detourne la tete?

-- Vous l'avez remarque, et vous n'avez pas vu que je pleurais?

-- Non, il faut te l'avouer.

Elle poussa un gros soupir, vint m'embrasser et s'en alla.

Je vous jure que je n'ai pas ajoute un seul mot a ce qu'elle a dit; mais si vous aviez vu sa petite figure pendant toute cette explication! On y lisait tout le travail de sa pensee, la lutte de ses sentiments. Elle est blonde et tres blanche; ses yeux sont d'un gris-bleu nuance de noir; ses dents sont de vraies petites perles. Elle est tres aimante et tres sensible; avec cela, peu ou point de memoire, aussi sait-elle a peine son alphabet. Je vous assure que c'est une bien etrange petite creature, et je l'etudie avec interet. Elle n'a pas encore cinq ans.

Samedi, 2/14 septembre.

C'est aujourd'hui jour de poste chez nous, chere et bonne amie; je vais donc vous envoyer cette lettre qui, malgre ma promesse, ne ressemble guere a un volume. Mais enfin, vous etes l'indulgence meme, et je vous enverrai une autre lettre, mardi prochain, d'autant que je compte pouvoir vous donner quelques bonnes nouvelles. Il fait un bien vilain temps ici, j'espere que vous en avez un superbe a Courtavenel: pas de pluie, mais un ciel gris et froid, un vent idem, et dans les intervalles des rafales on entend le petit tintement aigu des mesanges dans les bouleaux; l'arrivee des mesanges, comme le depart des grues et des oies sauvages, presage le froid. A propos de grues, nous en voyons tous les jours des bandes qui s'en vont de leur vol regulier et lent vers le Midi. Vous rappelez-vous les vers de "Faust":

Wenn iiber Flachen, tiber Seen Der Kranich nach der Heimat strebt12.

L'emploi du mot sireben est bien heureux, essayez un peu de le traduire eo francais!.. Ach ja - man strebt nach aer Heimath - meme Heimath ist nicht hier.

Je ne connais rien de plus solennel que le cri des grues, qui semble vous tomber des nuages sur la tete. C'est eclatant, sonore, puissant et tres melancolique. Il semble vous dire: "Adieu, pauvres petits roquets d'hommes qui ne pouvez changer de place; nous allons au Midi, la ou il va faire bon et chaud maintenant. Vous - restez dans la neige et la misere!.." Patience!

Je vous envoie cette lettre directement d'ici; jusqu'a present je vous les ai envoyees par le comptoir d'Iazykoff. Je ne sais si vous les recevez bien exactement. Je vais faire cet essai. Le messager attend sous la fenetre. C'est un ecuyer de mon frere, tres beau garcon et tres content de faire cette commission qui lui rapporte toujours quelque chose,-- va, mon garcon, porte cette lettre. Et vous, mes chers amis, soyez bien assures que le jour ou je cesserai de vous aimer tendrement, profondement, j'aurai cesse d'exister. Que le bon Dieu vous benisse tous et vous rende heureux. Je vous baise les mains avec devotion. Soyez heureuse, benie et bien portante! Adieu.

Votre vieil ami

J. Tourguerieff.

P. S. Ci-joint une petite feuille de bouleau, sous lequel j'ai bien souvent pense a vous. 11 est demeure mou arbre favori.

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