Полине Виардо - Письма (1850-1854) - Мемуары и переписка- Тургенев Иван Сергеевич

25 апреля (7 мая) 1850. Куртавнель

Courtavenel. Mardi, 7 mai 1850.

Gounod m'a remis votre billet, chere Madame Viardot: vous etes bonne comme un ange, mais il m'est vraiment trop penible de revenir sur le meme sujet: ma decision me fait trop de chagrin deja comme cela1. Je ne vous dirai qu'une chose: vous me recommandez d'etre prudent: la prudence me conseille de revenir sur-le-champ: rester plus longtemps en Europe serait de la plus haute imprudence. Du reste, je vous ai dit toutes mes raisons dans la lettre que vous avez du recevoir hier. Je suis au desespoir - sans phrase - de vous causer de la peine... vous pouvez facilement imaginer ce qui se passe en moi: epargnez-moi, je vous prie, mes bons amis, et ne me rendez pas ma tache plus dure encore: elle l'est deja bien assez, croyez-moi. Lundi prochain, je quitte Courtavenel: je resterai trois jours a Paris. Ne m'ecrivez plus ici: votre lettre ne m'y trouverait plus: ecrivez-moi a Paris, rue et hotel Port-Mahon. Je partirai de Paris le 16, je serai a Berlin le 20. J'avais ete trop heureux jusqu'a present: la vie commence a me montrer le vilain revers de sa medaille. Mais il ne faut pas se laisser abattre - et il fera beau de se retrouver dans le port apres avoir triomphe de la bourrasque. Pourvu que votre affection me reste - et j'y compte... je saurai bien supporter tous les desagrements imaginables. Ne parlons donc plus de ce voyage inevitable. Nous aurons le temps de le faire a Berlin.

Le temps a change ici: il ne fait plus froid. Avant-hier, nous avons eu une journee magnifique. Seulement, si vous voulez conserver un peu de gibier dans les environs de Courtavenel, il vous faudra acheter la maison blanche2, vrai repaire de braconniers: il ne se passe pas de jours qu'on n'entende des coups de fusil, et en me promenant hier dans les champs, j'ai trouve trois perdrix depareillees. Diane3 a fait une fausse couche: j'avoue que j'en suis assez content: c'est un grand debarras. Mais ca a fait du mal a la pauvrette. Elle va mieux maintenant. Sultan est toujours le bon gros pataud que vous savez. Je leur donne a manger sur le perron apres dejeuner, mais il n 'y a personne pour chanter les variations de Rode4. A propos de musique, Gounod a compose l'ode d'Alceo5: c'est tout bonnement magnifique - de style et de couleur. Il aura fort a faire pour se surpasser dans ce qu'il fera chanter a Sapho: mais je l'en crois capable. Allons, allons, je crois que son opera sera un peu chouette. Mme Gouuod semble se plaire a Courtavenel; il ne nous manque plus que le beau temps... et la presence des maitres de la maison. Aussi, nous y pensons bien souvent. Nous vous avons bien su gre de tous les details que vous nous avez donnes sur "Le Prophete": les soi-disant bons Allemands sont donc venus a composition: wahre Meisterin im Gesang und Spiel - je crois bien! Mais quelle indignite de chuter Meyerbeer! A propos, "La Presse" annonce officiellement que Mlle Alboui va debuter dans la Fides du "Prophete". Mr Roqueplan ne se gene pas. Si ce debut a lieu pendant mon sejour a Paris, j'irai voir ca, dut-il m'en couter les yeux de la tete!6 Je viens de relire ma lettre: elle est bien froide, bien contrainte, bien peu interessante... Ecoutez, il ne faut pas m'en vouloir. Je vous le dis sans detour: je suis horriblement triste. Je ne veux pas me rendre plus triste encore - ni vous non plus - en vous parlant de l'etat de non coeur - mais je ne puis parler librement d'autre chose, a moins d'avoir recours a une gaite forcee, qui, si vous n'avez pas devine la ficelle - vous aura peut-etre choquee dans ma derniere lettre. Le vin est tire - il faut le boire... Oui, mais le gout de ce vin-la est bien amer.

N'oubliez pas d'autoriser Mme votre mere ou Mlle Berthe de prendre un homme de peine pour venir en aide au jardinier: le parc et le jardin dans la cour sont bien sales - entre nous soit dit.

Les lilas sont bien beaux dans cet instant. Tout Courtavenel me paraitra bien beau la veille de mon depart, cher Courtavenel!

Vous voyez: quand je dis ce que je pense, je risque de vous faire de la peine... et il m'est difficile de parler d'autre chose.

J'ai relu "Jeanne"7: c'est doux et beau... Seulement Jeanne est parfois un peu trop pedante... Les heroines de Mme Sand tombent souvent dans ce defaut - temoin la petite Fadetto8, Consuelo dans "La comtesse de Rudolstadt"9, etc. Mais tout ce qui vient d'elle porte la touche du maitre. Il y a une grandeur sereine et large dans sa maniere qui est admirable. Je ne connais rien de plus beau que la scene de la fenaison. Vous rappelez-vous la lecture de "Mauprat"10? J'y ai pense sur le sommet du Fie du Midi - il y a de cela - ma foi - bientot cinq ans; j'y penserai encore dans les steppes de la Russie et nous le relirons peut-etre un jour dans ce meme salon; a la place meme ou je vous ecris cette lettre... Ce jour-la sera plus beau que celui d'aujourd'hui... Cela me fait penser a la lecture d'"Hermann et Dorothee"11... Vous etiez assise a cette meme table ronde...

Adieu, donnez-moi vos mains, que je les serre bien fort. Portez-vous bien, que le bon Dieu veille sur vous. Mille bonnes choses a Viardot et aL<ady>Monson. Soyez heureuse - adieu. Non - a demain.

Votre

J. Tourgueneff.

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