Полине Виардо - Письма (1850-1854) - Мемуары и переписка- Тургенев Иван Сергеевич

13, 14 (25, 20) октября 1852, Спасское

Spasskoie,

Lundi, 13/25 octobre 1852.

Imaginez-vous un ouragan, une trombe de neige qui ne tombe pas, qui se precipite, qui tourbillonne, obscurcit l'air tout en etant blanche, et couvre deja la terre a hauteur d'homme. Voila le temps qu'il fait ici a l'heure qu'il est, chere et bonne Madame V<iardot>. Vous autres, Europeens, vous ne sauriez vous faire une idee de ce que c'est qu'une metielle russe. Heureusement qu'il ne fait pas tres froid, sans cela que de victimes? Il y a deux ans, 990 personnes perissaient dans le seul gouvernement de Toula par une metielie semblable a celle-ci. Mais de memoire d'homme on n'en a vu de pareille a cette epoque. Il parait que pour nous consoler du detestable ete que nous venons de subir, l'hiver veut arriver plus tot que de coutume. C'est l'histoire du monsieur qui epouse une femme laide et pauvre, mais hote! Et cependant je ne suis pas triste malgre ce temps affreux, malgre cet avant-gout des six mois d'isolement complet qui m'attendent. Je me sens au contraire tout emu et rejoui: c'est que j'ai devant moi la chere lettre que vous m'avez ecrite a votre retour d'Angleterre a Courtavenel1.

Ma chere et bonne amie, je vous supplie de m'ecrire souvent; vos lettres me rendaient toujours heureux, mais c'est surtout maintenant qu'elles me sont devenues necessaires; me voici cloue a la campagne pour je ne sais combien de temps, reduit a mes propres ressources. Pas de musique, pas d'amis; que dis-je? pas meme de voisins pour s'ennuyer ensemble! Les Tutcheff sont d'excellentes gens, mais nous nageons dans des eaux trop differentes. Que me reste-t-il? Je crois vous l'avoir dit plus d'une fois: le travail et les souvenirs. Mais pour que l'un me soit facile et les autres moins amers, il me faut vos lettres avec ces bruits de vie heureuse et active, avec cette odeur de soleil et de poesie qu'elles m'apportent. A propos, mettez toujours quelques brins d'herbe ou de fleur dans l'enveloppe... Je sens ma vie qui s'enfuit goutte a goutte comme l'eau d'un robinet a demi ferme; je ne la regrette pas; qu'elle s'epuise... qu'en ferais-je? Il n'est donne a personne de retourner sur les traces du passe, mais j'aime a me le rappeler, ce passe charmant et insaisissable, par une soiree comme celle-ci, ou, en ecoutant les hurlements desoles de la bise sur toute celte neige amoncelee, il me semble... Fi! je ne veux ni m'attrister ni vous attrister aussi par contre-coup... Tout ce qui m'arrive est encore tres supportable, il faut se raidir sous le faix pour le moins sentir... Mais ecrivez-moi souvent.

Ahi ma chere amie, comme j'ai tressailli au souvenir de ces siestas sous les peupliers, dont les feuilles se detachaient sans effort et venaient se poser doucement sur nous! Ah oui! que le ciel d'alors etait bleu, je n'en verrai jamais d'aussi beau, je le crains bien. L'impression qui m'en est restee est si vive et si penetrante que je n'ai qu'a fermer les yeux pour croire entendre le'murmure clair et leger de ces feuilles deja mortes, mais plus radieuses que jamais sur cet azur qui les baignait! Savez-vous que dans un passage de mon livre (l'avez-vous recu?) je parle comme vous des arbres qui semblent descendre dans le ciel2? Ce n'est pas la premiere fois que le memes idees nous viennent...

Et de tristesse couronnee La terre entre clans son sommeil...

Cette phrase de "L'Automne" de Gounod3 me chante dans la tete depuis le commencement de cette page... pourquoi faut-il que je ne puis penser a G<ounod> comme autrefois?4 C'est egal. Son "Automne" est adorable. Je me sens tout penetre d'attendrissement, il faut s'y arracher, car a quoi bon?

Je viens d'ouvrir pour un instant la porte de mon balcon... Brrrrr! quelle bouffee de froid sombre, de vent glacial et de neige... Diane, qui s'etait levee, recule d'horreur... Ah! pauvre petite, tu n'es pas habituee a un climat pareil. Pauvre francaise, va! Allons, mettons-nous l'un a cote de l'autre et pensons a Courtavenel. A demain. Mais je ne vous quitte pas.

Mardi.

Aujourd'hui, il fait un temps etrange, mais assez agreable. L'air est rempli de brouillard; pas le moindre vent, tout est blanc, le ciel et la terre; la neige fond a petit bruit. On entend partout le chuchotement de gouttelettes d'eau qui tombent; il fait tres doux. Nous allons, mes deux ehasseu-s et moi, faire une excursion a quelques verstes d'ici; nous esperons tuer pas mal de lievres. J'ai commence, selon voire desir, un petit traite sur le "Jeu du paysan", qui remplira au moins 4 pages, et que je vous enverrai mardi prochain; je ne croyais pas que cela put devenir aussi long5... Mon chasseur vient d'entrer en me disant: "Ah, monsieur, il faut partir; la terre prend un bain tiede apres la metielle d'hier". J'ai fail, atteler deux traineaux, nous allons inaugurer le trainage. Chere amie, J'adore votre petite Claudie - demandez-iui la permission de lui baiser ses petites menottes de ma part.

Dites a Viardot que j'ai lu sa lettre avec grand plaisir6. Le petit conte de la fin est plaisamment imagine; mais ces sortes de choses sont comme les tours de force des pianistes, toute la difficulte (et tout le merite) git dans l'execution. Mais, un jour ou l'autre, nous verrons. J'ecrirai mardi prochain deux mots a la petite Pauline. Savez-vous qu'il y a bientot deux ans qu'elle est a Paris? Elle y est arrivee le 5 nov. 1850.

Adieu, chere et bonne amie, a bientot. Je vous embrasse bien tendrement les mains et vous souhaite tout le bonheur possible. Mille amities a tout le monde.

Votre J. Tourgueneif.

P. S. Passez-vous tout votre hiver a Paris? Il parait qu'on donnera "Le Prophete" a Petersbourg cet hiver avec la Cruvelli7. J'ai ete bien content de lire ce que Chorley a dit dans l'"Athenoeum" de votre voix et de vous8.

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