Полине Виардо - Письма (Апрель 1864-декабрь 1865) - Мемуары и переписка- Тургенев Иван Сергеевич

19 июня (1 июля) 1865. Спасское

No 14

Spasskoïé.

Samedi 19 juin/1 juillet 1865.

Une lettre - deux lettres - trois lettres de vous à la fois, chère Madame Viardot1. Vous figurez-vous l'effet que cela m'a fait! Je m'explique maintenant votre soi-disant silence de 8 jours. C'est la poste qui m'a joué ce tour-là - en retenant les No 6 et 7 - car la lettre No 6 était de fait le No 8 et venait après les deux autres lettres - j'ai pu m'en convaincre par les dates. Enfin - c'est heureux qu'elles ne se soient pas perdues. Je les ai lues et relues dans 1 ordre chronologique - et j'ai remarqué, à ma grande satisfaction, que le malaise, dont vous vous plaigniez, avait disparu à la date de la dernière lettre. Il faut que je vous retrouve aussi bien portante que possible: nous voici hors du mois de juin - c'est aujourd'hui le 1-er juillet (style européen) - et dans dix-sept jours, si rien ne m'arrive, je reverrai les bords fortunés de l'Oos2. Je quitte Spasskoïé mardi le 11 juillet/29 juin - c'est à dire à peu près à l'époque où vous recevrez cette lettre - je ne m'arrêterai pas du tout à Moscou - et un seul jour à Pétersbourg. De Berlin je vous enverrai un télégramme. Tenons-nous ferme d'ici là!

Au lieu de photographie, je vous envoie aujourd'hui un petit mot pour Viardot3, qu'il vous montrera sans doute, car il est aussi bien à votre adresse qu'à la sienne.

Je suis tout à fait enchanté de ce que Mr Rietz - (dont je regrette beaucoup de n'avoir pas fait la connaissance) - vous a dit4. Gela doit vous donner des ailes - c'est bien autre chose que ce que nous autres dilettantillons avons pu vous dire - et si vous ne faites pas des sonates, si je ne trouve pas à mon retour quelque bel adagio à peu près achevé - il faudra vous gronder. Je m'imagine en effet que l'idée musicale doit se déployer avec plus d'ampleur et de liberté --quand on n'a pas un cadre tracé d'avance - d'une couleur, d'une forme déjà déterminée - et déterminée par uü autre. Allons! au travail! Je ne l'ai jamais tant admiré et encouragé que depuis que je ne fais rien moi-même5. Eh bien! non! Je vous donne ma parole d'honneur que si vous vous mettez à faire des sonates, je reprendrai ma besogne littéraire. "Passez-moi la casse, je vous passerai le séné!6" Un roman7 pour une sonate. Cela vous va-t-il? Dieux, quelle perspective d'activité fiévreuse se déroule devant moi. Il y en a pour tout l'hiver!

Vous m'avez donné une fameuse énigme à deviner - je parle de Melle de P.8. Qui donc cela peut-il être? Serait-ce beldeneck, l'infortuné. Ce serait un coup de tête de premier ordre! Ou bien Heermaim? Mais non... c'est par trop impossible. Enfin - vous avez fait comme Mme de Sévigné - et moi je fais - comme sa fille: je jette ma langue aux chiens9. Décidément - un vent de mariage souffle sur Bade10. Espérons qu'il n'y aura pas de naufrage.

Le temps s'est remis - ou plutôt il s'est mis au beau - mais le fond de l'air est toujours froid - et dès que le soir approche - on n'a plus envie de rester dehors. Je ne suis pas allé à la chasse et je n'irai pas: - tuer deux ou trois malheureuses cailles - c'est trop peu de chose en vérité. Et puis, Athanase11 a perdu son chien: quant à Bouboul, c'est une masse de graisse. Non, non; réservons-nous pour Pégase12 et les bonnes chasses de Bade et les bons fusils Lefaucheux. La fille de Pégase ne tient donc pas de l'humeur de son papa? Hum, hum... cela me ferait douter de la fidélité de sa maman.

Dites aux enfants - (je ne partirai pas d'ici sans leur écrire une lettre cocassissime13) de me trouver quelque nom bien poétique pour cette jeune personne - pas de "Clysther" - cette fois! Quelque chose de suave et d'éthéré! Je me sens dans une veine idéale. C'est peut-être - la réaction inévitable de ce qui se passe autour de moi.

J'ai passé une grande partie de la matinée à feuilleter de vieilles lettres - ma correspondance que j'avais laissée ici et que je compte emporter à Bade. Il y en a de toutes sortes - quelques-unes sont très intéressantes,-- l'impression générale est un peu "père Lachaise" - et puis, je ne sais pourquoi, les appréciations, les jugements me semblent toujours un peu à côté de la vérité, qu'ils laissent deviner pourtant.-- J'ai retrouvé trois lettres de Bélinski 14. Si cela vous amuse nous lirons ensemble quelques-unes de ces lettres. Dans tous les cas - elles ont la couleur locale, l'impression du temps - et c'est une autre espèce de vérité involontaire - les Allemands diraient objective - qui vaut bien la justesse des jugements subjectifs.

Bravo Mlle Aglaé! Je suis très content de voir les voiles de la barque de sa fortune s'enfler peu à peu au vent du succès, qui va la porter au milieu des vagues... Assez de métaphores comme cela. Dites-lui tout bonnement que je lui serre la main en murmurant: "Lindoro"15.

Quant à vous, je vous embrasse les mains bien tendrement et j'embrasse aussi toute la maison.

Der Ihrige

J. Tour.

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